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Eva Beauvallet
Artischok
FR

Pal
Frenak


Eve
Beauvallet @
Artischok

2010.
02.


Il
a grandi dans des cellules physiques et imaginaires. Le chorégraphe
franco-hongrois Pal Frenak transite aujourd’hui entre la France
et la Hongrie pour se prémunir de tous barreaux.
Rencontre.


EN
BONUS : Vous pouvez visionner gratuitement la captation effectuée
au CND par Arte Live Web du spectacle
In
Time

de Pal Frenak (voir en bas de page).


« C’est
l’enfermement qui le hante »,

conclut-on après ce temps de discussion partagé un
matin de mars avec Pal Frenak, dans cet atelier d’artiste où
résonne son magistral accent hongrois. « Un
paradoxe de surface »,
se
dit-on lorsque l’on sait que ce chorégraphe
franco-hongrois transite en permanence entre la Rose des Vents de
Villeneuve d’Ascq, où il est artiste associé, et
son Budapest natal, où, depuis près de vingt ans, il
est fidèlement soutenu par le Théâtre National.


Et
comment ne pas penser à cette obsession lorsqu’il évoque
l’écrivain Henri Michaux comme influence majeure, plume
enfermée dans un corps malade, «
une liberté pure, qui nous fait partager le plaisir de se
perdre, au gré de lignes hasardeuses »
.
L’enfermement, il l’explique lui-même : « J’ai
vécu en Hongrie, mais avec la sensation de vivre dans un autre
monde, dans une enclave, une minorité, celle des
malentendants. Ma langue maternelle est celle des sourds-muets et
j’ai la sensation d’être resté coincé
entre le monde des malentendants et celui des entendants. »

Il s’interrompt pour rappeler qu’on a beaucoup retourné
ce vécu contre lui. « Mon
travail est forcément imprégné par cette
histoire mais je l’ai toujours travaillée de façon
abstraite. Les sourds-muets ou les autistes, avec lesquels je
travaille souvent, ont une écoute sur-développée
que j’essaie de retrouver sur un plateau. »
D’où
un mouvement pulsif, musclé, des corps rapides et réactifs.
«
Certains disent que ma danse est violente. Elle est en accord avec la
culture dans laquelle j’ai vécu. »
Soit
le régime communiste hongrois des années 1970, qui juge
sa mère sourde-muette inapte à élever ses
enfants. « J’ai
donc vécu dans un orphelinat pendant huit ans à partir
de 1963. En tant qu’enfant, cela m’a donné une
double sensation de fermeture. Enfermé dans un pays renfermé
sur lui-même. Je me souviens que je me mettais souvent tout nu
devant la glace comme si elle allait me dire qui j’étais.
Il y avait une telle souffrance qu’il fallait torturer son
corps pour soulager son âme. Comme pour trouver des limites
corporelles. Vous savez, en Hongrie, les gens se suicidaient
beaucoup. D’un côté, j’ai survécu
grâce à la libido. Heureusement. »

Ce n’est pas une histoire SM, précise-t-il, bien plutôt
une poésie des limites qu’il injectera plus tard dans
une danse dont il se plaint qu’elle soit souvent vue comme
« exclusivement
érotique. On parle trop du corps comme surface et pas assez
comme matière. Du coup, on retient souvent de mon travail
qu’il y a des hommes et des femmes qui se touchent, à
poil. »
Il
parle de Francis Bacon, d’une quête des limites que le
peintre conduira en partie via l’alcool. Un travail qui
influence beaucoup Pal Frenak (« au
niveau de la distorsion du mouvement, je crois »)
lorsqu’il
arrive en France en 1988, en laissant derrière lui une scène
hongroise dominée par le classique et les danses folkloriques
« et
qui n’a guère changé, je dois avouer ».
La
France donc, sans parler un mot de français au début.
« Le
décalage était très brutal, j’ai vécu
quelques années de coma. J’habitais une chambre de
bonne,rue Bizerte.

Je
croisais tout le temps un monsieur avec des mains et un visage assez
étranges. Je ne parlais pas français, alors. Il me
regardait chaque fois avec une profondeur fantastique. Je me
demandais qui pouvait être cet homme, quand des années
après, j’ai appris que ce monsieur, c’était
Gilles Deleuze. Mon voisin de rez-de-chaussée. C’est
anecdotique, mais le fait est que je me suis mis à lire son
Abécédaire,
et que cela m’a beaucoup nourri. »


Michaux,
Bacon, Deleuze, et en danse ? « J’en
vois très peu, ce n’est pas ce qui m’intéresse
le plus. Je ne me le reproche pas, je suis davantage lecteur ou
amateur d’art que spectateur de danse. »

Il revient sur la Hongrie, sur ce grand Hôtel où très
jeune, il travailla comme barman avant d’emménager, par
chance, au-dessus d’une école de danse. « Le
directeur appréciait beaucoup ma mère. Il dirigeait
l’école nationale de danse moderne et avait ouvert une
école privée en dessous de chez nous, où il
enseignait les techniques Graham, Limon, des méthodes
inconnues alors en Hongrie, presque mal vues. Dès que je suis
entré, j’ai été bouleversé. »
Il
y a alors les années d’études avec celui qui
insère le jeune Pal Frenak, « presque
pas scolarisé »

dans le milieu artistique, et ne cessera jamais de défendre
son travail. Ensuite, « il
fallait que je parte, je cherchais l’ouverture et pensais la
trouver en France. »


« Pensais ? »
Pal Frenak regrette, à mi-mots, de sentir que son travail est
victime de préjugés, de la part d’un certain
milieu professionnel qui exige une justification cérébrale
« déplacée ».
« Je
n’ai pas l’impression de m’être conformé
à un courant de la danse française en particulier.
Certains professionnels sont suspicieux, je trouve, alors qu’ils
ne se sont pas donné la peine de creuser une lecture. J’ai
parfois l’impression qu’en France, si je donnais un cadre
intellectuel à mon travail, les pièces tourneraient
mieux. »

Bien sûr, des lieux lui sont fidèles et puis il y a eu
1998 et la villa Kujoyama à Kyoto où il s’installe
en résidence après avoir été Lauréat
au ministère des Affaires Étrangères. Là
les énergies en tension, la découverte de l’art
minimal qui agit sur lui en profondeur. Mais c’est dans le
transit entre France et Europe de l’Est qu’il trouvera
l’espace nécessaire et vital, « tant
sur un plan économique qu’esthétique »
.
« C’est
vrai que Budapest s’est transformée très
brutalement. Je crois qu’il y a aussi dans ma danse cette
urgence à dire avant que tout ne se renverse. »
Dire
vite, et fenêtres ouvertes.



Captation
effectuée au CND par Arte Live Web du spectacle

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